Vers la disparition prochaine des corridas en Espagne et en France
On assiste depuis quelques années à une désaffection croissante pour les corridas, non seulement en France mais également en Espagne. De l’aveu même des aficionados, cela est principalement dû aux actions inlassables des mouvements anti-corrida durant ces deux dernières décennies. Si la tendance se maintient, les corridas pourraient avoir totalement disparu d’ici cinq ans tant en Espagne qu’en France.
La Catalogne espagnole à l’avant-garde de l’abolition
En juillet 2010, la Catalogne espagnole votait l’abolition de la corrida, une grande victoire pour les mouvements anti-corrida même si les raisons en étaient essentiellement politiques. Cette avancée pour la cause animale a eu une répercussion d’autant plus forte symboliquement qu’elle s’est produite en Espagne.
Le 7 février dernier, le Partido Popular (parti de droite au pouvoir) a fait savoir qu’il en prévoyait le rétablissement d’ici septembre prochain, en faisant classer la tauromachie parmi les « biens d’intérêt culturel ». Un tel classement permettrait ensuite d’aller vers une loi s’imposant de façon nationale, y compris à la Catalogne. La demande de classement a été organisée dans le cadre d’une Initiative Législative Populaire par la fédération des associations taurines de Catalogne qui a recueilli 590.000 signatures déposées au Congrès. La décision de convertir l’ILP en projet de loi a été prise le 12 février en séance plénière du Congrès à une forte majorité, le parti socialiste s’abstenant. La loi pourrait être examinée et votée dès le mois de juin prochain.
Cependant, contrairement à ce que pensent les aficionados, cela ne signifierait pas automatiquement un retour de la corrida en Catalogne espagnole. Beatriz Mac Dowell, spécialiste de la problématique de la corrida dans les pays hispanophones et lusophones et membre du conseil d’administration du CRAC Europe, souligne que, conformément à la loi des « communautés autonomes », une loi nationale ne peut pas contrarier la législation régionale. À cela s’ajoutent de graves soupçons d’irrégularités sur la façon dont les signatures de l’ILP ont été recueillies. La fondation Weber a fait savoir qu’une procédure judiciaire était en cours au Tribunal Suprême pour les dénoncer.
Le grand quotidien catalan La Vanguardia a consacré un article détaillé à la question, suscitant plusieurs centaines de réactions dans son édition en ligne. Un sondage proposé à ses lecteurs fait apparaître que 80% des Catalans sont opposés au retour des corridas dans leur région (résultats obtenus sur 19.555 votants). Il montre qu’en Espagne comme en France, les soutiens de la corrida sont largement surreprésentés chez les hommes politiques alors que les populations sont majoritairement contre.
Ce type de questionnaire en ligne, on le sait, n’a pas la rigueur d’un vrai sondage dans la mesure où l’échantillon qui participe n’est pas contrôlé pour être représentatif. Il indique cependant une tendance incontestable et soulève la question iconoclaste de l’intérêt réel que portent les Espagnols dans leur ensemble, au-delà des seuls Catalans, au maintien des corridas et autres courses de taureaux encore plus cruelles, telles que le « toro de fuego » (taureau affublé de torches qui le brûlent vif jusqu’à ce qu’il succombe) ou le « toro de Coria » (taureau lâché dans les rues de cette ville d’Estrémadure et transpercé de couteaux, ciseaux et flèches jusqu’à ce qu’il s’affaisse sur le sol puis soit émasculé vivant avant d’être laissé à l’agonie).
Dans ce pays où les joutes mettant en scène des mises à mort de taureaux remontent au Moyen Âge, deux informations concordantes font penser que ces pratiques sont en voie rapide de disparition. La première figure dans un rapport officiel du ministère de la culture espagnol qui peut être consulté en ligne et la seconde montre le nombre rapidement décroissant de courses de taureaux en Espagne depuis 2007.
Plus de 91% des Espagnols n’éprouvent plus aucun intérêt pour les corridas
Les pratiques culturelles des Espagnols font tous les quatre ans l’objet d’une enquête détaillée réalisée par le ministère de la culture de ce pays. Le plus récent a été réalisé sur la période 2010-2011 (Encuesta de hábitos y prácticas culturales en España 2010-2011).
Parmi toutes les occupations et sorties culturelles classiques – théâtre, lecture, films, internet, jeux vidéos, expositions, etc. – figure la mention « Toros ». Dans l’année écoulée, ce sont seulement 8,5% des Espagnols qui ont assisté à au moins un évènement mettant en scène des taureaux, qu’il s’agisse de corridas ou d’autres spectacles tauromachiques. Pour le précédent rapport (2006-2007), ce pourcentage était 9,8% dont la classe d’âge majoritaire était celle des plus de 55 ans.
Déjà en 2009, un sondage réalisé par l’institut Gallup montrait que 81 % des moins de 34 ans n’éprouvaient « aucun intérêt » pour la tauromachie. Les personnes indifférentes aux corridas représentaient 78 % chez les 35-44 ans. Cet aspect de rejet dominant de la corrida par les populations les plus jeunes est également flagrant en France. Il illustre à lui seul le côté inéluctable de sa disparition prochaine.
54% de corridas en moins en Espagne depuis 5 ans
Le signe le plus spectaculaire de la désaffection de la population pour les corridas est la baisse vertigineuse et constante du nombre de corridas organisées chaque année en Espagne depuis quelques années. Elles sont passées de 2176 en 2007 à 1010 en 2012, soit en moyenne 233 de moins par an. Si cela se poursuit au même rythme dans les années à venir, la corrida aura totalement disparue en Espagne d’ici 2018.
La France suit une évolution comparable
En France, on relève entre 10 et 20% de spectateurs en moins dans les arènes d’une année sur l’autre depuis 2008. Un nombre croissant de villes organisatrices de corridas ont décidé d’y mettre fin. La revue pro-corrida Toros indique, dans son numéro du 18 décembre 2012 que « les fleurons perdus en zone taurine » (c’est-à-dire dans la douzaine de départements français où la corrida est autorisée) sont Bordeaux, Pau, Toulouse, Perpignan, Narbonne, Sète, Marseille et Fréjus, auxquelles s’ajoutent six autres communes qui ont également renoncé en 2012 à proposer des spectacles tauromachiques (Rodilhan, Collioure, Pomarez, Carcassonne, Saint-Loubouer et Soustons).
99,3% des Français ne vont jamais voir de corridas
Selon André Viard, le président de l’Observatoire National des Cultures Taurines, il y aurait 2 millions de Français qui assistent à des spectacles tauromachiques chaque année.
Mais si on l’en croit les chiffres de fréquentations que le même André Viard donne, ville par ville sur son site entre 2009 et 2012, le total est en fait de l’ordre de 400.000 entrées par an (invitations comprises), dans les meilleures années, c’est-à-dire les plus anciennes. Il va falloir qu’il se mette d’accord avec lui-même.
Autrement dit, 99,3% des Français ne vont jamais voir de corridas.
Les raisons d’une désaffection inéluctable
Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer la désaffection croissante des corridas.
On peut, bien sûr, citer l’aspect économique. Les matadors les plus réputés peuvent demander jusqu’à 100.000 euros par prestation. Le prix des places n’étant pas extensible à l’infini (de 30 à 100 euros suivant la taille des arènes et la proximité des sièges par rapport à la piste), cela entraîne un déficit chronique auquel seules quelques très rares corridas échappent. On peut citer en exemple les corridas de Bayonne, pourtant très suivies, qui ont abouti en 2011 à un déficit de plus de 400.000 euros. Il est devenu courant, en dehors de quelques évènements exceptionnels, de voir des corridas se tenir devant des arènes à demi vides. Les amateurs de corrida sont soumis à la crise comme tout le monde et ils sont de moins en moins enclins à payer leurs places de plus en plus cher. Les salaires en hausse des toreros combinés aux recettes en baisse des organisateurs de corrida conduisent inexorablement à un effondrement économique du système.
Mais la raison principale avancée par les professionnels de la corrida eux-mêmes est que ce spectacle n’est plus perçu comme quelque chose où on se vante d’aller. Le dernier carré qui s’y accroche est composé en grande partie de personnes vieillissantes, plus sensibles à l’immobilisme des traditions qu’aux évolutions des sensibilités. Dans la revue Toros du 16 mai 2012, on peut lire dans l’éditorial : « La corrida n’est plus à la mode. […] Il n’y a plus de grands artistes aux arènes. Ou, s’il y en a, ils se cachent […] Aujourd’hui, les people qui continuent à se rendre aux arènes se cachent. C’est dire si la corrida est « dépassée ». […] Aller aux arènes étant un acte social, le public, avant de s’y rendre, s’inquiète, sans l’avouer, de sa conformité aux goûts du temps. »
Il s’agit là d’une reconnaissance directe – et inattendue – des aficionados vis-à-vis de l’action inlassable des militants anti-corrida depuis plusieurs décennies, qui ont amené de plus en plus largement les populations des ultimes pays où la corrida se pratique encore à prendre conscience de la souffrance animale, jusqu’alors généralement niée ou ignorée, et à rejeter avec répulsion ces actes de torture rituelle, une fois l’illusion des arguments esthétisants dissipée.
Plusieurs pays, régions ou villes hispanophones ont déjà aboli ou cessé de pratiquer les corridas : le Panama, la Colombie, l’Equateur sur la moitié de son territoire, Caracas (capitale du Venezuela), les Canaries, la Catalogne espagnole, qui seront bientôt rejoints par le Pérou et Mexico.
En France, la plus ancienne association spécifiquement anti-corrida a été créée en 1991. Il s’agit du CRAC (Comité Radicalement Anti Corrida), devenu largement connu du grand public à la suite du lynchage subi par 70 de ses militants à Rodilhan en 2011 lors d’une tentative d’interposition au massacre de jeunes veaux par des apprentis-toreros (l’affaire doit être jugée prochainement, quasiment tous les agresseurs ayant été identifiés) et de la procédure de QPC menée jusqu’au Conseil constitutionnel en 2012. Ces deux évènements, en raison de leur retentissement médiatique, ont considérablement accru la sensibilisation des Français à l’extrême violence qui caractérise la corrida et ses supporters, bien au-delà « de sa conformité aux goûts du temps ».
Grâce à l’action militante des abolitionnistes, ce rejet éthique et cette prise de conscience de l’horreur gratuite donnée en spectacle sont les causes fondamentales qui accentuent la désaffection croissante et le vieillissement des amateurs de pratiques tauromachiques. La corrida vit sans aucun doute ses dernières années partout dans le monde.
Remerciements à Beatriz Mac Dowell pour les informations relatives à l’ILP, à Mario Valenza pour les statistiques officielles espagnoles et à Joan-Pere Dunyach pour les chiffres de fréquentation détaillés des arènes françaises relevés sur les sites procorrida.
Anna Galore
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Et pour appuyer ses propos, consultez la carte interactive que nous avons mis récemment en ligne, les données parlent d’elles-mêmes.