La muleta ou le patrimoine sanguinaire de la France
La muleta ou le patrimoine sanguinaire de la France
II y a une table et trois chaises, il y a une table et trois chaises et mon chat qui dort. Quelle différence entre une table,
trois chaises et mon chat pour la Loi française ? Presque aucune Les uns comme les autres m’appartiennent, ce sont mes biens, mes objets. Sauf que mon chat ronronne souvent de plaisir, et fait parfois des crises de jalousie, enfin, pour la science, pas pour la Loi française. Tout le monde sait que les objets ne ronronnent pas et qu’ils n’éprouvent aucun sentiment. La muleta, aussi, est un objet. Elle est rouge, défiant non sans ironie, le rouge Vif des tomates « cœur de bœuf ».
La muleta n’a pas toujours été rouge, comme elle n’a pas toujours été grande. Elle a été petite et blanche, ou parfois de
couleurs variées. Dès lors que l’institution tauromachique a choisi de la confectionner grande, elle ne pouvait sans
doute pas rester blanche. Le blanc est trop salissant, et la muleta se tacherait bien trop vite du sang que le taureau éparpille. C’est mieux qu’elle soit rouge. Le sang, c’est laid, sur du blanc. La muleta n’est pas rouge pour rendre le tau- reau plus agressif, la science sait depuis longtemps que le taureau ne voit pas le rouge. La muleta est rouge comme le sang frais. Le sang gicle des muscles broyés par les pointes acérées des banderilles, harpons sournois plongeant dans la chair, avec une précision diabolique, de plus en plus profondément, aidés par chaque contraction musculaire impuissante et prise au piège. Les muscles déchirés, c’est la puissante charpente du cou qui s’effondre. L’animal, incapable de relever la tête, semble, par cet artifice, se soumettre aux virevoltes du chiffon pour la plus grande joie de la foule hystérique. Pour la science, c’est mécanique. Pour le torero, très pratique.
Hier, la France a hissé la corrida au rang d’Art, en l’inscrivant au Patrimoine Immatériel Culturel Français, plaçant la muleta dans le gratin de ce que la République française a choisi de préserver pour l’Humanité, et où trône également la Tarte Tatin. La Tarte Tatin a ses petits secrets. Née d’une tarte qui s’écrasa au sol, elle est le vilain petit canard de toutes les tartes, et ne peut être que fière d’avoir bravé l’inadvertance, en arborant une pâte croustillante qui tranche avec le tendre doré de ses pommes caramélisées, sans quoi, ce ne serait qu’une bouillie sans intérêt. La corrida a aussi ses recettes. Bien avant d’entrer dans l’arène, le taureau doit être soigneusement préparé. Le taureau est un animal bien plus fort qu’un torero, mais il ne doit pas gagner, c’est le but. Transporté souvent pendant plusieurs jours sans boire ni manger et enfermé dans un caisson, son corps entier peut alors être agressé, meurtri, mutilé, petit à petit avec des ar- tifices qui, tels les fils des marionnettes, se doivent d’être invisibles. Ses longues cornes innervées, sciées, puis maquillées comme si de rien n’était, dans l’intimité. Ses yeux sont enduits de vaseline, ses onglons coupés, ses membres brûlés à l’essence de térébenthine. Des coups de pieds ou des sacs de sables seront lancés sur ses reins et des aiguilles enfoncées dans ses testicules lui passeront l’envie de s’asseoir trop vite. Le spectateur doit croire à un combat loyal, alors on lui ment. Dans la cage qui l’enferme, le taureau beugle de douleur, mais seule la science le sait. Il faut se taire, le spectacle va commencer. Les aficionados aiment leur taureau, ils le clament très fort, alors ils le jettent dans l’arène avec ses cornes écourtées, avec ce corps désarmé et déjà épuisé. Ils l’aiment ce taureau, disent-ils.
Les artères éclatent. Le taureau vacille, souffre, mais seulement pour la science, pas pour la Loi française. Le taureau vomit, par giclées de sang qui colorent le sable. L’épée a finalement traversé ses poumons. Les hémorragies l’affaiblissent, il s’écroule. La science a démontré que la violence entraîne la violence, mais à quoi bon, puisque la Loi
française l’ignore encore. Faire de la corrida un Art implique de l’ignorer, comme d’ignorer que la violence s’apprend.
L’aveuglement est-il aussi une culture ? Les aficionados l’aiment pourtant ce taureau, les autres ne peuvent pas comprendre, C’est simplement un amour vache. Les autres, ce sont ceux qui ne peuvent pas saisir l’essence de la corrida, sa
moelle existentielle, parce qu’ils ne sont pas initiés. Les aficionados le pensent, il faut être intellectuellement supérieur
pour comprendre l’Art de la corrida, avoir déchiffré des codes compliqués, des passes inaccessibles, des clefs introuvables pour atteindre un orgasme esthétique au milieu d’un rond dans lequel on s’applique à saigner à mort un animal.
On l’aime ce taureau, on le respecte plus que tout, et on regrette sincèrement qu’il meure. On le regrette, mais le tau-
reau doit mourir. C’est commode, quand on y pense. Quels miracles permettraient de soigner les tissus meurtris, ligaturer les
artères, panser les plaies, si le taureau devair essayer de ressusciter de sa lente agonie, à la toute fin ? On aime, donc on tue en spectacle. Logique admirable. C’est un apprentissage, une ambition intellectuelle. Apprendre à aimer, pour tuer. Apprendre à tuer. Les autres sont pourtant la majorité, indignés devant l’horreur de ce spectacle pervers. Car tuer un être
qu’on admire, qu’est-ce, sinon l’expression d’une abominable perversion ? Si on aime, on ne tue pas, on protège, on
choie, on respecte. Seulement dans cette affaire, la majorité, dans notre démocratie, ne compte pas. La muleta s’amuse.
Elle joue sa danse macabre, elle jubile, exulte et triomphe, heureuse de conduire l’humanité vers un obscur destin. Son
rire gras perfide résonne au loin. Elle est objet, mais elle est puissante. Elle est rouge pour camoufler qu’elle se repaît de sang.
La science sait que le taureau succombe dans la souffrance, après une lente agonie. Curieusement, la Loi française ne l’ignore pas totalement. Quiconque, subitement porté par un élan artistique, imiterait un torero, avec sa serviette vichy comme muleta et son couteau suisse, en portant l’estocade finale à son cochon d’Inde installé pour l’occasion sur sa table de cuisine serait puni pour cruauté envers les animaux et risquerait une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement et trente mille euros d’amende.
Alors pourquoi la corrida ? Parce que la Loi française est bêtement gangrénée par l’Alinéa 7, qui en fait une barbarie lé-
gitime, et sur lequel la mafia tauromachique veille avec férocité.
Le taureau n’a pas encore rendu son dernier souffle, mais la Bête s’approche, et lui coupe avec jouissance les oreilles et
la queue. Le spectacle est terminé. Le barbare en transe peut aller laver ses collants d’un rouge fané, à présent moites
et tachés. Le sang de la perversion a coulé, dans ce spectacle tristement matériel, inscrit au patrimoine immatériel.
Le patrimoine sanguinaire français s’est exprimé. Il est grand temps de lui porter l’estocade finale.
Dorothée Aillerie