Par le sang versé… par Fabrice Pras
Rodéric Aguila était originaire de Séville. Son père aimait passionnément la tauromachie. Ses parents, qui tenaient une sellerie artisanale dans le quartier de Santa Cruz, assistaient à la plupart des corridas des arènes de la Real Maestranza de Caballeria. Son père attendait l’ouverture de la saison des combats de taureaux avec une ferveur presque religieuse. Il n’avait, par exemple, jamais manqué la corrida del domingo de resurreccion du dimanche de Pâques qui ouvrait le cycle. Rodéric, d’un naturel plutôt doux mais imprégné de cette atmosphère, accompagnait sa famille depuis ses huit ans. Il admirait certes, comme ses parents, la beauté du spectacle, les prouesses et le courage du matador… Cependant, ce dernier lui paraissait alors un peu antipathique. En grandissant, il s’était détaché de cette tradition, non sans conflit avec son père, mais il gardait néanmoins une affection enfantine pour la tauromachie et assistait régulièrement à ces spectacles. Ces combats de taureaux, quoiqu’ils lui parussent une mécanique perverse, le fascinaient toujours autant. Il leur trouvait une puissance esthétique et tragique, et son sentiment ne faiblissait pas avec les années. Il avait donc convaincu Amélie de passer deux jours à Arles pour assister à une corrida, un événement qui avait accompagné son enfance et qu’elle devait absolument partager avec lui. Ils avaient réservé, avec Solène et Damien, deux chambres à l’hôtel de l’Amphithéâtre pour se promener, pour visiter et surtout pour assister à la feria de Pâques. Le jour du spectacle était arrivé. La corrida allait commencer. Un sourd murmure montait. L’excitation était palpable. Amélie, assise à côté de Rodéric, ne bougeait presque pas. Voutée, les yeux à demi-fermés, elle semblait lutter contre le sommeil. Elle se redressa alors légèrement et posa avec lenteur une main sur ses genoux. Elle balayait, d’un regard absent, la foule massée sur les gradins de l’amphithéâtre sur lesquels les corps agglutinés s’entremêlaient au point de ne plus former qu’une espèce d’effervescence mousseuse. Elle observa ensuite la piste ovale, sableuse et immobile qui formait le centre de la scène et annonçait le combat. Par instant, de petites rafales de vent soulevaient un nuage de poussière qui retombait aussitôt. Elle essaya de s’imaginer alors en plein désert et tenta, par jeu, de faire apparaître un dromadaire débonnaire au centre du rudeo. Mais malgré ses efforts, cette piste restait close et circonvenue par cette foule qui commençait à s’exciter et dont l’impatience montait. L’inévitable vue du cercle que traçait l’ocre palissade, ainsi que celle des petits burladeros de bois et surtout, en fond de scène, celle de la porte des torils, austère et fièrement dressée, faisaient de cette arène, déjà tout empreinte de l’entrée imminente du taureau, non pas un désert, mais un espace tragique qui annonçait la mort et angoissait la jeune fille. La physionomie du lieu parlait d’elle-même. Son architecture dégageait dans sa conception-même une violence qui empêchait Amélie de s’évader dans ses rêveries. Elle ne savait pas, une fois encore, pourquoi elle avait accepté de venir à ce spectacle. Elle aimait Rodéric. C’était sans doute la raison… Elle ne voulait pas le contrarier… Elle eut envie de partir mais ne bougea pas. Elle dénoua simplement le long tour de cou noir en laine qui la couvrait. Elle tourna légèrement la tête et sourit à son ami qui venait de lui prendre la main.
Solène en revanche, ne tenait pas en place. Elle était vêtue d’un jean délavé qu’elle avait rentré dans une paire de bottes cavalières noires et d’un chemisier blanc cassé fortement décolleté. Les jambes croisées, elle se tapait sur la cuisse en criant : « Allez, taureau de mon cœur, donne une bonne leçon à ce torero ! Montre lui de quoi tu es capable ! Hi ha ! Hi ha ! » Elle criait si fort qu’une spectatrice l’interpella : « Vous dérangez tout le monde ! Ca ne va pas de crier comme ça… Vous vous prenez pour qui ?» Cette femme d’une quarantaine d’année était habillée d’un haut rose moulant sur lequel on pouvait lire l’inscription « LOVE » qui apparaissait sous un manteau sans manches, recouvert de fausses plumes blanches. Deux gros seins, qui reposaient sur trois petits bourrelets, semblaient se débattre pour se libérer de cette espèce de camisole qui les emprisonnait. Elle portait une courte jupe noire d’où surgissaient deux jambes massives qui terminaient leur course dans une paire de chaussures vernies dont les talons étaient encore plus haut perchés que la voix. Cette parure excentrique annonçait explicitement une volonté érotique que seuls quelques décadents fort versés dans les plaisirs marginaux auraient pu apprécier.
Rodéric, intrigué par le style et l’intonation de « l’oratrice », se retourna. Comme il aimait le bizarre et considérait que la laideur pouvait être source de beauté poétique, il fut subjugué par la vision de ce visage atrocement maquillé qui surplombait ce corps grand et gras. Deux petits yeux pétillants de bêtise, vibrants d’agressivité et d’autosatisfaction, éclairaient cette figure étrange qu’un peintre surréaliste aurait pu dessiner pour exprimer un de ses délires : le bleu des paupières, le rouge des lèvres et l’épaisseur du fond de teint mal étalé offraient à l’observateur un masque aussi fantasque que comique. Rodéric imagina, à l’instant où il aperçut cette femme, que ce maquillage provoquant était le fait d’une personne s’enlaidissant sciemment par dérision ou celui d’un lutin sadique qui se serait amusé à troubler le jugement de sa victime pour qu’elle ne puisse pas réaliser, en se grimant de la sorte, les ravages qu’elle opérait. Mais il s’agissait pourtant bien d’un acte délibéré et inexplicable qui ne contenait pas de second degré. Il songea alors que si le physique n’est jamais le miroir de l’âme, la physionomie, l’intonation et la mise en scène du corps en sont en revanche souvent une manifestation significative. Solène ne répondit pas à l’apostrophe. La femme se rassit à côté de son mari qui avait regardé la scène sans rien dire.
Amélie rêvassait toujours. Elle savait qu’un air de paso doble serait joué durant le spectacle mais elle ne savait pas quand. Pour patienter, elle imagina l’étendue sableuse gelée et essaya de se remémorer un de ces airs sur lequel elle fit danser deux patineurs imaginaires. Ils sillonnaient l’espace avec un harmonieux mélange de fluidité et de brusquerie. Les fantaisies imaginaires d’Amélie n’étaient jamais très longues. La glace se mua de nouveau en sable. Le regard maintenant de plus en plus instable, elle observa tour à tour la foule, la piste, puis le ciel, qui était d’un bleu gris légèrement brumeux. « Ca va commencer, regarde… », lui murmura Rodéric. Le véritable paso doble d’ouverture retentit alors, scandé par les spectateurs qui battaient des mains en cadence. Un cortège coloré d’hommes, à cheval et à pied, dessina un demi-cercle sous les acclamations bruyantes de la foule. Ce paseo lui fit penser à une ouverture de cirque, avant l’entrée des animaux, des clowns et des acrobates. Elle fut particulièrement intriguée par les caparaçons jaunes et noirs qui recouvraient presque entièrement les chevaux des picadors. Ce lourd harnachement leur donnait un air quasiment irréel. La longue procession des alguazils, de la cuadrilla scintillante de paillettes, des aides de piste et du train d’arrastre progressait du patio au palco de la présidence. Elle pensa alors au taureau. Elle regarda Rodéric qui souriait et observait fixement la parade. La corrida débuta. Les passes se succédèrent. Les ondulations de la capote lie de vin provoquaient des charges puissantes et répétées et la ferveur des spectateurs montait. Ce serait un beau combat. Dans ce tercio initial, les deux picadors, perchés sur les selles de leurs montures harnachées de jaune, piquèrent deux fois le taureau. Amélie ferma les yeux à la vue du sang qui coulait maintenant. Elle les ferma cependant discrètement pour que Rodéric ne s’en aperçût pas. Mais ce dernier avait presque oublié la présence de sa compagne. Il était penché en avant, comme pour voir plus nettement la scène. Son cou était tendu et son dos arrondi. Il fronçait légèrement les sourcils. Silencieux et peu expressif, il paraissait pourtant vivre l’évolution du combat avec une intensité brûlante. Lors des deux piques, ses joues se crispèrent. Sa tête trembla un instant comme sous l’effet d’une douleur. Presque hypnotisé, son corps bougeait à peine. Ses gestes semblaient néanmoins l’écho atténué des mouvements du taureau qui attaquait. Amélie referma les yeux pendant un long moment. Quand elle les rouvrit, le deuxième tercio était sur le point de s’achever. Maintenant le corps de la bête traquée était décoré de six banderilles rouges et vertes, qui s’agitaient lors de ses charges. La tache de sang s’élargissait et dessinait des lignes irrégulières. Elle referma immédiatement les yeux. Solène ne cessait de commenter le spectacle. Elle pouvait aussi bien plaisanter, se mettre à applaudir frénétiquement avec la foule ou hurler à Damien, en se serrant contre lui, des « Quelle horreur ! » apitoyés lorsque l’on blessait la bête. Amélie, les yeux toujours fermés, entendit à nouveau résonner un paso doble. Rodéric lui tapa sur l’épaule : « Ouvre les yeux. Tu es ridicule : regarde, c’est presque la fin ! » La foule s’animait de plus en plus. Le taureau n’était plus que l’ombre de lui-même. Il portait maintenant les stigmates de sa fragilité. Le dos ensanglanté, la tête baissée, un souffle lourd et saccadé lui gonflait maintenant les poumons. Il s’arrêtait plus souvent. Il chargeait plus rarement. La progression de la mort, dans cette bête toujours aussi puissante, ne s’exprimait que par le ralentissement progressif de ses mouvements ; Il résistait encore, animé par la puissance de sa nature. Il chargeait inlassablement, irrité jusque au délire, défiant la muleta ennemie. Tout l’élan vital qui lui restait le propulsait encore en avant, abruti et toujours plus déchaîné par ces harpons confortablement enkystés qui dansaient inlassablement au rythme de ses charges et qui lui déchiraient progressivement les chairs. La mort ! La foule ne se tient plus ! Le taureau est immobile, la tête légèrement baissée. Le matador se prépare. Il vise, part en ligne droite… L’estoc se plante : l’hémorragie se déclenche. La fin est imminente. Mais comme dans ces tragédies où la mort ne doit pas être immédiate pour savourer les effets esthétiques des agonies, le taureau reste immobile et debout, la lame toujours enfoncée dans le corps. Il charge encore. Au bout de quelques instants, ses pattes finissent par trembler. Il s’effondre.
Il ressemblait à ces ruines antiques, aux physionomies dévastées, vestiges de ces cultures autrefois glorieuses qui éclaboussent de leur grandeur déchue nos sociétés modernes. Le taureau, la lance plantée dans la cruz, par son sang versé, était à cet instant tragique le miroir trop réel de nos médiocres barbaries. Décoré de banderilles, la lame du bourreau enfoncée au-dessus du garrot, effondré sur le sol, il relevait encore la tête. Alors le puntillero s’avance pour l’achever. La foule hurle et acclame le torero qui parade.
Fabrice Pras